Agroécologie selon Pierre Rabhi
Pierre Rabhi – septembre 2017
Avant d’aborder le sujet concernant le village prototype agroécologie ou plus simplement modèle imaginé à Maaden El-Ervane en Mauritanie, il m’apparaît indispensable pour justifier cette initiative de prendre en considération et d’exposer ce qui, à mes yeux, la justifie. Cette procédure a toujours été la mienne et j’espère qu’elle sera comprise par les lectrices et lecteurs de ce document.
Je dis souvent avec ironie que j’aimerais bien donner ma démission sans savoir à qui la donner ! Nous sommes, depuis belle lurette, engagés dans une aventure motivée par un désir irrépressible de contribuer, à notre façon, et avec nos modestes moyens, à l’avènement d’un ordre plus humain sur cette terre. Car l’indifférence est impossible à ceux que la condition humaine interpelle. Il suffit d’écouter les fameuses informations quotidiennes pour se rendre compte combien le genre humain est une véritable catastrophe. Etant attentif à la réalité, cette espèce peut être assimilée à une erreur advenue bien plus pour détruire que construire. « La planète au pillage » de F. Osborn (édité en 1949) met bien en évidence cette réalité. De grands esprits comme Einstein, Huxley et bien d’autres ont salué cet ouvrage majeur. Ce cri d’alarme scientifiquement construit mériterait de faire partie des grands ouvrages à inscrire dans les programmes de l’enseignement.
Hélas, c’est oublié que la planète est considérée bien plus comme un gisement de ressources à exploiter sans modération qu’une merveilleuse oasis au sein du grand désert astral et sidéral dont l’envergure outrepasse toute capacité de notre cerveau à le circonvenir. Ce présent exceptionnel au caractère sacré est de plus en plus profané au risque de ne pouvoir y survivre. C’est pour changer le grand désordre que de très nombreuses initiatives fleurissent au sein de la société civile. En me présentant aux élections présidentielles françaises de 2002 j’ai surtout voulu mettre à l’ordre du jour des débats des questions de première importance concernant le rapport humain et celui qui a trait à notre rapport à ce que l’on appelle « écologie ». Celle-ci devrait être une conscience plutôt qu’un parti politique. Continuons au nord comme au sud à œuvrer pour qu’une authentique intelligence nous permette d’éradiquer le désastre planétaire avec son apothéose nucléaire tout à fait plausible.
LE POINT MULHOUSE ET SON CENTRE D’AGROECOLOGIE DE GOROM-GOROM
Je pense que lorsque Maurice Freund a fondé avec des amis le « Point Mulhouse », il était dans le même état d’esprit que celui qui l’anime encore. Nous nous sommes rencontrés au Burkina-Faso dans nos aventures complémentaires : lui dans le ciel avec ses avions au service de pays enclavés par la précarité et moi sur terre avec mon agroécologie. Cette dernière devait permettre aux paysans, prisonniers d’une agriculture de rente préjudiciable à leur autonomie alimentaire de retrouver un modèle d’agriculture viable, maîtrisable et sans nuisance. Les engrais chimiques, les pesticides de synthèse et les semences sélectionnées les avaient réduits en esclavage. Nous étions animés par les mêmes intentions et destinés à contribuer à l’amélioration de la condition de certains peuples exploités et laissés pour compte par le dogme absolu du profit.
Le constat était déjà très alarmant en ces années 1980. Un clivage considérable entre le nord et le sud mettait en évidence que le vivre-ensemble planétaire était et reste encore fondé sur une minorité humaine pourvue jusqu’à l’extrême de toutes les richesses avec une sorte de prédation légalisée par la finance et toutes les formes de gaspillage. Cela a provoqué de nombreuses famines, l’indigence des plus nombreux spoliés de leurs légitimes ressources par leurs gouvernances trop souvent corrompues et disposant, au gré de cette corruption, de biens légitimes des populations qu’ils sont sensés gouverner en « bon père de famille » au sein d’un monde hostile et pillard. Une sorte de féodalité masquée de toutes les vertus s’était instaurée comme la norme, à l’échelle planétaire.
Dans ce contexte, le campement hôtelier que le Point Mulhouse et Maurice Freund avaient réalisé dans une intention positive pour accueillir les voyageurs amenés par leurs avions n’a pas été, dans un premier temps, ajusté aux nécessités premières du pays. La tonalité touristique voilait celle qui avait pour intention l’amélioration de la condition humaine du pays et non celle qui offre loisirs et bon temps à des visiteurs issus des pays prospères. Notre rencontre et l’alliance qu’elle allait générer a permis de donner au campement hôtelier de Gorom Gorom une fonction positive, dès lors que la première structure a été associée à la création d’un centre de formation à l’agroécologie, destiné à transmettre aux paysans des connaissances agronomiques libératrices. Cela s’est fait en partie grâce aux recettes générées par les prestations hôtelières, ajustées, dans le fond et la forme, à la précarité du pays.
Il ne faut pas oublier que les méthodes de production préconisées par l’agriculture moderne sont surtout fondées sur les engrais chimiques, les pesticides de synthèse et les semences sélectionnées profitables aux firmes qui aujourd’hui prônent les OGM qui seront sans doute fatales à la souveraineté alimentaire de l’Humanité. Ces OGM sont de ce fait criminels et devraient être interdits sur toute la planète. Encore faut-il avoir des autorités publiques dignes de ce nom, intelligentes et intègres, comme protecteurs de leurs administrés. Comment obtenir cette protection lorsque les politiciens se trouvent être assez souvent des actionnaires, avec les intérêts que l’on devine ? Toutes ces substitutions auront pour conséquence de véritables tragédies alimentaires. A ces menaces issues de la cupidité, s’ajoutent les aléas climatiques, en particulier les grandes sécheresses dont les fréquences semblent s’amplifier avec les incontestables changements climatiques. Lorsque ces phénomènes sont contestés par la plus haute autorité de la nation la plus influente sur la planète cela nous rend dubitatifs et très inquiets quant au niveau de conscience des masses d’électeurs qui intronisent politiquement des individus immatures pour prendre en charge leur destin.
Pour en revenir aux populations les plus vulnérables, nous avons pu, avec Gorom Gorom, non seulement les côtoyer mais identifier les causes de leur déserrance et de leur misère. Notre expérience a pour cadre le Sahel, à savoir une bande délimitée et menacée au nord par le grand désert de sable et au sud par une savane de plus en plus maigre, comme vestige d’une forêt devenue steppe, en grande partie sous l’effet de pratiques humaines inconscientes (déboisement dû à l’excès de troupeaux…). Dans cette bande, survivent des populations issues d’un mélange d’ethnies du relativement blanc au noir intégral avec des nuances entre les deux.
L’EXODE RURAL
Le chamboulement des modes d’existence est en majorité causé par la propagation et presque l’obligation des cultures de rente : coton et arachide essentiellement. Dans ces biotopes, ces changements ont impliqué insidieusement les paysans dans le business international. L’endoctrinement à l’utilisation de la chimie agricole a mis ces paysans à genoux et enrichit les fournisseurs d’intrants. Les semences non reproductibles ont produit une terrible rupture dans la continuité séculaire des us et coutumes traditionnels. Le paysan n’a plus la maîtrise de son magistère nourricier et le nombre de ceux qui se sont donné volontairement la mort en Inde et ailleurs brise le cœur. Résultat des courses, si l’on peut dire, ces firmes nationales et internationales augmentent leurs profits et c’est là leur seul objectif. Les Etats restent les bénéficiaires de cette farce tragique. Ainsi, l’agriculture, dont le magistère est de nourrir, est devenue la cause de famines et de destruction du patrimoine nourricier. L’homme du tracteur et ses chevaux vapeurs sur ses immenses et monotones superficies a détruit l’homme de la terre, à la traction animale sur ses lopins de terre nourricière, au sens le plus rigoureux du terme. L’argument clamé haut et fort du productivisme comme mission quasi sacrée pour éradiquer les disettes de la surface de la planète a été une catastrophe majeure que l’hypocrisie altruiste a produite et répandue en tous lieux.
Ce drame a été l’un des facteurs de l’exode rural par une urbanisation échevelée. Parmi les nombreuses conséquences de ces mutations, on peut citer la fourniture du bois aux citadins de plus en plus nombreux, donc du déboisement, la multiplication des troupeaux ravageurs de la maigre végétation pour produire plus de protéines animales qu’il aurait fallu préserver pour la reconstitution des biotopes, l’usage immodéré du feu pour le défrichage, la chasse et autres activités illicites. Celle-ci participant voire même causant une désertification accélérée donne par le dénudement une coloration claire à l’espace. Cette coloration au lieu d’absorber le rayonnement solaire le réfléchit dans l’atmosphère. L’atmosphère ainsi réchauffée réduit considérablement quand elle ne supprime pas la condensation qui produit les nuages, les pluies diminuent considérablement, la sécheresse s’installe et lorsque les pluies se produisent, elles sont généralement violentes. L’eau, au lieu de s’infiltrer, pour recharger les nappes phréatiques et par conséquent les puits et les mares ruisselle et provoque une perte de sol considérable par érosion. Le vent parcourant les steppes dénudées emporte également la terre et nous voici au cœur d’une immense tragédie écologique. Satan, s’il existe, doit s’amuser des sciences impuissantes que nous ne cessons d’invoquer comme des divinités tutélaires. Rabelais a écrit « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ! Cet homme mérite le bûcher pour avoir exprimé avec la plus grande pertinence une vérité absolue. Au cœur d’un labyrinthe que nos psychés imaginent avec efforts attendent avec impatience d’être sollicités des créations et innovations fleurons des sciences capables de mettre fin aux dérives qui menacent notre devenir et celui des êtres sensés nous succéder.
Ce préambule, s’il a quelque valeur, m’a été imposé par ma conscience. C’est une tentative pour donner de la pertinence aux initiatives et en particulier celle que mon ami et complice Maurice Freund incorrigible aventurier provocateur à initier avec les aventures mauritaniennes. Nous allons donc passer des principes à l’action et l’incarnation.
AGROECOLOGIE, VILLAGE MODELE
Je réfléchis depuis quelque temps à l’idée d’un village modèle, une sorte de prototype avec l’objectif qu’il puisse devenir inspirant pour toute communauté et ainsi se multiplier au bénéfice de la société au sens large. Il m’est venu en mémoire une lecture que j’avais faite il y a quelques années. Elle avait trait à la problématique concernant la densité idéale et bénéfique d’une collectivité humaine. La question était évoquée par un ancien philosophe chinois et a fait également l’objet d’une sérieuse discussion entre deux pèlerins grecs en marche vers Delphes, cet échange, si j’ai bonne mémoire a été rapportée par Platon. Aux vues des échecs à répétition de la convivialité et des dissensions qui donnent à la laideur de la violence et du perfectionnement des armes pour la servir, on peut légitimement au moins se poser la question sur les causes de ce phénomène. Il semble que les humains dans leur spécificité originelle aient eu naturellement le sens de l’optimum, chaque fois qu’il s’est agi de constituer une communauté de vie, outre l’ajustement aux ressources disponibles pour la survie. L’un des critères évoqué comme référence importante concernait l’anonymat que produit le surnombre. Il suffit d’observer le climat social généré par les villes pour le vérifier. Le grouillement, au lieu d’éradiquer la solitude, ne fait que l’aggraver et l’anxiété étend son empire. C’est d’ailleurs ce désert humain qui m’a inspiré les « Oasis en tous lieux ». L’anonymat créé également les conditions idéales de la délinquance. Cela nécessite et justifie le gendarme comme préposé au maintien de l’ordre et du civisme. Nous passons de l’autorégulation naturelle avec un arbitrage d’une autorité souvent spirituelle, selon les traditions, à un système corseté et justifiant des lois répressives, qui prend en charge les préjudices causés à autrui, bien que le préjudice puisse être provoqué par l’insulte ou autre expression verbale etc… Il semble que ces paramètres doivent vraiment être pris comme des facteurs très importants pour la réussite de toute tentative communautaire. L’avènement de Mai 68 avait provoqué sur la base de la remise en question de la société de consommation de nombreuses tentatives de vies communautaires. Certaines se sont organisées sous l’obédience de tel ou tel philosophe révolutionnaire, comme des saints laïques avec pour certains des préceptes, des dogmes et des credo athées. Cette petite évocation est encore une fois pour mettre en évidence le tort que représentent ces paramètres non tangibles dans ce type de tentatives.
Pour enfin entrer dans la matérialisation des idées, la proposition tangible de village écologique intégral pourrait être appliquée à des villages déjà existants, nombreux dans les pays du sud ou à des villages à réaliser entièrement. Mon engagement en Afrique depuis plusieurs années n’a pas toujours été facile, loin s’en faut, mais il en résulte une solide expérience. Il s’agissait faut-il le répéter de la propagation de l’agroécologie comme méthode culturale adaptée à la condition des paysans. Les structures villageoises collectives telles qu’elles existent me semblent plus propices à des innovations comme villages écologiques modèles.
LE PROJET MAADEN EL-ERVANE
1- Il faut exposer clairement aux villageois ce que sous-entend le village écologie intégrale et obtenir leur consentement (ou le refus)
2- Il est important d’expliquer qu’il s’agit d’une prestation à leur bénéfice mais compte tenu de la précarité, ces prestations seraient raisonnablement rémunérées. L’énergie humaine souvent abondante et inutilisée pourra ainsi être valorisée à des fins de réelle amélioration de la condition des communautés.
3- L’approche écologique globale se décline sur plusieurs initiatives :
- Education des enfants à l’écologie / jardins scolaires / découverte du milieu
- Production alimentaire agroécologique avec fertilisation organique, traitements naturels contre les maladies
- Utilisation rationnelle de l’eau avec les techniques de travail d’irrigation, de couverture des sols, d’ombrage
- Utilisation et réhabilitation des semences traditionnelles et leur reproduction / propagation pour éviter le péril OGM
- Modération de la densité des troupeaux et animaux avec une gestion maitrisée sans nuisance pour l’environnement végétal
- Reboisement des surfaces dénudées dans le pourtour du village avec le choix d’espèces d’arbres les mieux adaptées aux conditions du milieu (bois de chauffe/bois d’œuvre etc…) Les arbres fertilitaires prônés par P. Gevaert et son ONG l’APAF trouve leur place et leur pertinence.
- Lutte contre l’érosion des sols avec des méthodes qui ont fait leurs preuves comme nous l’avons-nous-mêmes expérimentés et relaté dans « L’Offrande au crépuscule », Prix des Sciences Sociales Agricoles du Ministère de l’Agriculture – 1989.
- Aménagements anti-érosifs qui ont pour effet très positif, la recharge des nappes phréatiques pour une infiltration optimale des eaux pluviales et donc d’entretenir ou d’augmenter la quantité de l’eau nécessaire à l’utilisation quotidienne des communautés ;
Bien d’autres moyens sont possibles que nous n’avons pas évoqué sur ce document. Un espace d’innovation doit rester ouvert à l’imaginaire créatif des communautés. La soi-disant pauvreté de l’Afrique est désormais bien enkystée dans les esprits et l’en déloger est devenu une prouesse. Une sorte de discrétion internationale sur les incompétences, la malhonnêteté et l’égoïsme de certains états empêchent l’évolution positive. Une satisfaction partagée continue d’être un vœu pieu en dépit d’une possibilité réelle de l’instaurer. De nombreuses populations souffrent des exactions dont l’ampleur révèle les turpitudes qui s’exercent au sein des phalanstères secrets des confréries et connivences animées par la malhonnêteté universelle.
Notre ambition avec des villages écologiques autonomes est qu’ils puissent devenir inspirants. Avec le projet des Oasis en tous lieux, les Colibris, les Femmes semencières, le réseau des Agroécologistes Sans Frontières, Terre & Humanisme, les Amanins, nous avons, en dépit des carences inhérentes à toute créativité, tenté objectivement des solutions dont nous constatons la pertinence dans le contexte du grand désarroi actuel.
Nul doute que ces villages que nous désirons matérialiser deviennent inspirants pour un changement que la conjoncture imposera sans aucun doute. Il n’y a rien de plus puissant qu’une idée dont le temps est venu disait Victor Hugo. Nous avons cependant la naïveté ou la lucidité de croire que sans changement positif des êtres humains nous continuerons à entretenir une illusion qui perdure depuis des millénaires. Le facteur humain est, en toute initiative, le plus déterminant.
Pierre Rabhi
Montchamp, septembre 2017